Par Anne-Marie Maxit, une Corniérande passionnée & guide du patrimoine.
La Chapelle de Moussy est un joyau du patrimoine, dont l’histoire est passionnante. Elle se situe à Cornier au hameau de Moussy, au Chemin de la Commanderie, à proximité du rond-point desservant les routes de Cornier, Moussy et Reignier.
Le plus ancien document que nous avons sur la Chapelle de Moussy date de 1277. Il s’agit d’une reconnaissance passée par Luiset de Montagnier dit homme de l’hôpital de Mussi, en faveur d’Aymon, Comte de Genève. Ce document prouve que le Comte de Genève avait donné à l’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem un ensemble de terres situées à Moussy sur la commune de Cornier.
Qui était cet Ordre des Hospitaliers ?
Cet Ordre était un ordre monastique hospitalier, déjà présent à Jérusalem, en Terre Sainte (actuellement Israël) au début du XIème siècle. A l’époque des croisades il devint un ordre monastique à fonction militaire qui devait soutenir les croisés dans leur lutte pour protéger les lieux saints contre les musulmans. D’autres ordres religieux suivirent le même chemin, par exemple celui des Templiers.
Ces moines devinrent des moines soldats, des chevaliers qui avaient le droit de porter l’épée et de se battre contre les infidèles. Ils se distinguèrent pendant la durée des croisades de 1099 à 1270.
Et plus tard, au XVIème siècle, lorsque les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem s’installèrent à Malte (on les appela alors Chevaliers de Malte), ils participèrent activement à la victoire de Lépante avec les Espagnols en détruisant la flotte ottomane. Ce qui marqua la fin de l’hégémonie ottomane en Méditerranée.
A cette époque les nobles tenaient à participer à ces croisades, que l’on appelait alors « guerres saintes », pour sauver les Lieux Saints des infidèles. Mais ceux qui ne pouvaient pas, participaient d’une autre façon, en donnant de l’argent, des biens et des terres aux Hospitaliers ou aux Templiers… On peut supposer que la donation du Comte de Genève s’est faite pour la même raison…
De ces nombreux dons ces ordres religieux couvrirent l’Europe d’un réseau très organisé de maisons qui constituaient les arrières de leur champ d’opérations en Terre Sainte.
L’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem était partagé en huit langues, selon les pays dans lesquels ils recrutaient leurs membres. Chaque langue était partagée en prieuré ou baillage, lui-même partagé en plusieurs commanderies, chacune dirigée par un commandeur. Dans notre région il s’agissait de la Commanderie de Compesière, située en Suisse à quelques kilomètres de Collonges-sous-Salève. Celle-ci, comme chaque commanderie était dirigée par un Commandeur et possédait plusieurs membres, dont le Membre de Moussy. Un membre était un ensemble de biens autour d’une chapelle. La commanderie de Compesières couvrait tout l’ancien diocèse de Genève qui correspondait grosso modo à la Haute Savoie actuelle plus une petite partie en Suisse et dans l’Ain.
L’Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem édifia donc à Moussy une chapelle, une maison, et une ferme. L’Ordre bénéficiait dans chacun de ses membres de terres affermées (1), de droits féodaux et pouvait prélever la dîme (2).
Un fermier appelé le grangier gérait le domaine agricole. Il résidait dans la ferme appartenant actuellement à la famille Floquet. Sur l’arcade de la porte d’entrée de la grange se trouve un beau blason gironné (3), formé de huit triangles, qui appartenait probablement au Commandeur de Grolée.
Cette importante exploitation agricole comprenait des terres, des bois, un moulin à Chevrier, un jardin et un verger près de la chapelle, des bâtiments agricoles, des animaux : bœufs, vaches, chevaux, porcs, volaille, abeilles…
Ces exploitations agricoles permirent à l’Ordre de survivre aux crises qu’il traversa dans ces contrées lointaines, attaques continuelles des musulmans d’abord en Terre Sainte, puis à Saint-Jean d’Acre, Rhodes et Malte. Elles fournissaient à l’Ordre surtout la nourriture qu’il ne pouvait pas trouver là-bas… et ensuite l’argent, dont il avait besoin pour armer ses chevaliers.
La maison habitée aujourd’hui par la famille Corcelle s’appelait la curie. Sur le linteau de la porte de la cave se trouve un blason gironné, formé de six triangles, ce serait celui du Commandeur de Seyssel.
Cette maison servait de résidence, parfois aux chevaliers de l’Ordre et régulièrement au Fermier Général, envoyé par le Commandeur de Compesières pour la visite de contrôle du Membre de Moussy. Il était chargé de percevoir les revenus dans chaque membre, de vérifier l’état des bâtiments et de les consigner dans un compte-rendu de visite. Les papiers administratifs étaient rangés dans cette curie.
Le bâtiment le plus remarquable est sans aucun doute la chapelle, elle est inscrite sur la liste complémentaire des Monuments Historiques.
C’est un édifice de vingt mètres de long, huit de large et onze de haut. Elle se divise en deux parties, une nef romane datant de la fin du XIème et du début XIIe siècles et un chœur gothique du XVème siècle.
La nef était recouverte d’une voûte en berceau qui s’écroula et fût remplacée par un lambris de planches.
Le mur où se trouve le portail d’entrée de la nef comportait un pignon à rampants avec arcatures lombardes. La partie inférieure de ce pignon est encore visible. La partie supérieure fut détruite lors de l’établissement du toit. Les murs avaient été rehaussés en 1836 pour créer une partie habitable. En haut de ce mur on distingue l’emplacement d’une rosace qui fut obstruée par des pierres en molasse, et dans laquelle fut ouverte une petite fenêtre. Juste au-dessus de celle-ci une croix de Malte a été sculptée dans la pierre.
Cette façade présente surtout un magnifique portail plein cintre en molasse. Il est encadré de quatre colonnes coniques, dont les chapiteaux sont formés par une corbeille ornée de feuilles, de palmettes et de fleurs. Le tympan ne présente pas de décorations sculptées, il est surmonté d’une belle archivolte avec ressauts. Cet ensemble s’inscrit dans un massif rectangulaire de quatre mètres sur trois, couronné par une corniche dentelée.
Le portail était surmonté de trois corbeaux (4), dont deux seulement sont encore présents. Ils servaient à soutenir un petit toit de protection en tavaillons, qui existait encore dans le compte-rendu de la visite de 1788. Si ce petit avant toit existait encore de nos jours, il aurait protégé ce beau portail qui à cause de sa constitution en molasse, subit une forte dégradation…
Les murs latéraux de la partie romane sont percés d’anciennes fenêtres étroites en arc plein cintre. Ils présentent dans leur partie haute une corniche avec des arcatures lombardes, retombant sur des cartouches rectangulaires, ornés de motifs variés, lézards, serpents, masques, entrelacs, poissons, croix, trèfles…
Tout ce qui vient d’être décrit date de la fin du XIème et du XIIème siècles. Au XVème siècle on ajouta des contreforts en pierre de taille calcaire pour soutenir les murs. A la fin du XIXème siècle les murs furent rehaussés et percés de petites ouvertures.
Le chœur gothique fut construit au XVème siècle. A l’intérieur un mur de séparation fut élevé pour séparer le chœur de la nef. Il était percé d’une porte et de deux fenêtres, ce qui permettait la vue depuis la nef sur l’autel lors de la célébration des messes.
Le chœur est couvert d’une voûte d’arêtes en tuf appareillé sur croisée d’ogives et arcs formerets. La clé de voûte portait un écusson sculpté dont le blason était d’or au chevron d’azur. Cet écusson n’existe plus. La voûte repose sur quatre piliers présentant dix faces légèrement concaves, dont cinq sont encastrées dans le mur. Leurs chapiteaux portent les mêmes armes, mais d’or au chevron de sable.
Le plus bel ornement du chœur est une fenêtre de l’époque du gothique flamboyant, de forme lancéolée, dont le meneau central sert de point d’appui à deux arcs brisés surmontés de formes tréflées encore visibles aujourd’hui, malgré leur obstruction en 1910 par du mortier…
De chaque côté de cette fenêtre, à l’intérieur du chœur deux armoiries sont peintes sur le mur, l’une de l’Ordre des Hospitaliers et l’autre du Commandeur Jacques Premier de Cordon d’Evieu.
Au Moyen-Âge cette chapelle était un hospice pour les pèlerins, on parlait aussi de chapelle-hôpital. Les pèlerins qui s’y arrêtaient pouvaient se reposer, se restaurer, prier et assister aux offices religieux. S’ils étaient malades, ce qui n’aurait rien d’étonnant, étant données les conditions de voyage de l’époque, ils pouvaient se faire soigner. Les Hospitaliers de Saint-Jean soignaient sans doute les habitants du village. Ils étaient des bons samaritains, non seulement dans les infirmeries des couvents successifs de Jérusalem à Malte, mais aussi dans les commanderies et les membres.
Une lettre de Monsieur de Vaivre nous renseigne à ce sujet.
« … Quant au rôle hospitalier de la Chapelle de Moussy, il faut distinguer selon les périodes de son histoire. Initialement Moussy avait vocation à accueillir pèlerins et malades et c’était son rôle durant le treizième siècle et, sans aucun doute, encore au siècle suivant. Il est certain en revanche qu’à partir du milieu du quinzième, la fonction hospitalière a disparu. Or il n’y a aucun témoignage en ce sens et je suis persuadé au contraire que la chapelle n’accueillait plus de malades et que les pèlerins devaient être rares… «
Monsieur de Vaivre a présenté en 2007 une communication sur la chapelle de Moussy, à l’Académie des Inscriptions es Belles-Lettres.
En plus de sa fonction hospitalière la Chapelle de Moussy avait une fonction religieuse. Au début de l’Ordre dans chaque membre un chapelain (prêtre) appartenant à l’Ordre était présent et assurait le service religieux dans la chapelle. Par la suite comme en témoignent les comptes-rendus des visites, l’Ordre rémunérait un prêtre de la région pour y célébrer la messe. Dans le compte-rendu de la visite de 1642, le prêtre de La Roche devait célébrer dans la chapelle de Moussy neuf messes par an, sept aux fêtes de Notre Dame et deux à celles de saint Jean. En 1735 le prêtre de Cornier devait y célébrer une messe par semaine.
En 1789 la révolution française éclata. L’Assemblée Législative française décréta la vente des Commanderies de Malte. La Savoie fut envahie par les révolutionnaires et annexée à la France en 1792. La chapelle et ses biens furent vendus comme biens nationaux en 1795. Le chœur fut transformé en maison d’habitation par l’établissement d’un plancher d’étage qui cache actuellement la belle voûte. Les ouvertures du mur de séparation furent obstruées et d’autres ouvertes dans la façade. La belle fenêtre gothique fut dans sa partie haute comblée par du mortier…La nef romane fut aussi transformée en maison d’habitation.
Aujourd’hui la partie gothique de la chapelle appartient à la commune de Cornier et la partie romane à des particuliers. Si vous passez de ce côté, n’hésitez pas, venez la voir et vous imprégner de son riche passé…
(1) La dîme : signifie la dixième partie ; impôt prélevé sur les récoltes et destiné au clergé.
(2) Terres affermées : terres données en location à un fermier moyennant une redevance, appelée fermage.
(3) Blason gironné : blason formé de plusieurs triangles, reliés entre eux par le centre.
(4) Corbeau : pierre ou élément en saillie dans un mur et qui supporte l’extrémité d’un linteau, la retombée d’un arc, un avant-toit…
Message de la municipalité
Cornier, petite commune de 1300 habitants seulement, a le privilège d’avoir deux bâtiments de valeur, “inscrits” au titre des monuments historiques, dont la Chapelle de Moussy dite « La Commanderie ». Si c’est un privilège, c’est également une charge pour la Commune qui est propriétaire de la moitié sud, l’autre moitié incluant le magnifique porche nord appartenant à un particulier.
Ce bâtiment se dégrade depuis des décennies et nul besoin d’être expert pour s’en rendre compte. Lorsque la Mairie s’est portée acquéreuse d’une partie du bâtiment en 1995, l’objectif était de protéger ce patrimoine avec, en priorité, la réfection du toit. Malheureusement, aucune démarche n’a pu aboutir parce que le propriétaire privé n’a pas eu la volonté ou les moyens financiers de participer aux travaux pour la partie lui incombant.